À mon avis, si les sixties sont un leurre aujourd'hui, ce n'est pas parce que leurs idéaux sont historiquement dépassés mais parce que l'élan qui les portait s'est transformé. Les deux seuls idéaux qui continuent cahin-caha de percer notre réalité sociale sont le féminisme et l'écologie, vagues héritages de cette époque. Mais l'élan n'étant plus le même, notre regard se modifie sur un passé récent, où, rétrospectivement, tout semble simple et candide. Plutôt que de se frotter au bel aujourd'hui, au difficile aujourd'hui, rien ne vaut la glorification de cette époque bénie qui noue le soulagement de s'être à un moment donné de l'histoire bougé le cul (fût-ce seulement par procuration) à l'angoisse de ne plus jamais le décoller de son sofa. C'est par ce geste-là que le leurre fait son action. Ce n'est pas spécifique à cette période du passé, mais elle y aura été particulièrement propice. Au lieu de persister dans la possession de nos moyens initiée par les mouvements de l'époque, le fait de projeter ce passé sur un piédestal mirifique et inaccessible nous déleste de l'humanité que nous y avions acquise. Feuerbach avait bien pigé ça pour les religions ; on peut y ajouter une variante pour les périodes fastes et tout ce qui dans l'histoire est favorable à l'idolâtrie.
Pour autant, je refuse de croire que tourner le dos au sixties soit préférable. Le leurre est là, autant s'en saisir pour qu'il cesse de s'évaporer. Pensez à une histoire d'amour passée. Souvent on en parlera avec le terme de « désillusion », pour exprimer la transformation d'élan qui s'est opérée en soi. Cette expression est pour moi injustifiée, car elle présuppose que la vérité (d'une personne, d'un mouvement) se trouve à la fin de l'histoire, à la fin d'une vie, en conclusion, dans la dernière petite note de bas de page, juste avant de définitivement la fermer. Au contraire, les débuts révolus ne sont pas des illusions, ils sont et ont été absolument vrais, comme votre ancienne amourette au moment où vous la viviez. Leur vérité ne passe pas avec le temps, mais c'est vous qui perdez prise sur elle. Elle continue à vous porter, mais vous ne le vivez plus de cette manière, et vous vous en déconnectez en croyant lui rendre sa juste part. Le leurre d'un mouvement intervient au moment où l'on a abandonné l'idée de l'aviver, de se l'approprier et d'y contribuer.
C'est pour ça que j'ai choisi de vous faire part du premier long métrage d'un cinéaste spécialiste d'histoire contemporaine, et dont toute l'œuvre consiste à rendre le passé récent préhensible. Il s'agit de "Peau de banane", signé en 1963 par Marcel Ophüls. Avec "Faites vos jeux, mesdames !", c'est l'un des deux polars guillerets qu'il a réalisés avant de se lancer brillamment dans le documentaire. Dans celui-ci nous trouvons Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau lancés avec panache dans des escroqueries désinvoltes, formant tantôt un couple d'amoureux, tantôt se crochetant les pattes. Ce n'est pas un film cinématographiquement marquant, ni mémorable, il n'apporte pas de grosse pierre à l'édifice de l'histoire du cinoche, se situant plutôt comme un cousin taquin de "Tirez sur le pianiste !" mais il restitue d'une part le climat géopolitique des sixties avec légèreté et d'autre part le fait sien à travers les démarches dégingandées de ses deux héros. Musique, danse et combines font le pont entre le jazz des décennies précédentes et la course au pétrole qui s'amorce alors. J'ai une grande sympathie pour ce film, et pour l'œuvre d'Ophüls en général, parce qu'ils rendent à mes yeux tangibles et appropriables beaucoup de choses du passées ânonnées ailleurs comme un mantra neutralisant. Bien sûr, c'est le but de toute œuvre d'art : restituer un corps, un mouvement, s'animer magiquement comme la statue d'Hermione dans le "Conte d'hiver". Mais alors toute œuvre d'art ne devient-elle pas un leurre ?
Thomazinette
